par Amnon Shiloah
« L’homme a un penchant naturel pour la voix » écrit le grand maître du soufisme Majd al-dīn al-Ghazālī (m. 1121), ajoutant dans le même ouvrage : « La voix du chanteur est un indice de la vie divine qui émane des profondeurs du mystère »1. Nous pensons que les deux éléments de cet énoncé se trouvent dans un rapport de cause à effet. L’homme a un penchant naturel pour la voix parce qu’elle reflète les mystères de l’âme humaine qui, elle-même, représente les choses divines auxquelles elle appartient2. D’où cette autre idée courante qui compare la voix au souffle de la vie. La voix met donc l’homme en vibration avec le divin et l’univers et, comme moyen de communication sonore et verbal, lui permet d’exprimer, à travers une riche palette de timbres, les divers états de son âme et les subtilités de son être. A l’intervention de la parole, elle superpose avec ses modulations des surcharges affectives et psychiques au message purement linguistique.
Dans les classifications des sciences médiévales, les Arabes distinguaient les sciences indigènes L’importance de la voix et de ses vertus expressives est un sujet de prédilection de la littérature musicale arabe. Les observations et analyses qui lui ont été consacrées embrassent tous les phénomènes qui s’y rattachent, à savoir de l’émission de sons non articulés au chant sophistiqué, en passant par le parler ordinaire. Cette vue globalisante est soulignée par l’usage du même mot ṣawt pour désigner le bruit, le son, la voix, le phonème (en linguistique) et, par extension, un chant donné. Dans la gamme des produits de la voix, le chant alliant l’expression poétique et musicale se trouve placé au sommet de la hiérarchie et devient dans le domaine de l’art le symbole de la musique parfaite. Par conséquent, la musique savante reçoit la désignation de ghinā’ (chant), réservant le terme emprunté au Grecs, mūsīqī, essentiellement à la science musicale, qui était elle-même considérée comme un apport étranger3.
Ce traité a été traduit en français par R. d’Erlanger et fait partie des volumes 1 et 2 de son ouvrage. En vertu de cette conception, la voix se trouve placée, dans la théorie, au centre de l’évolution musicale. Formulée par le célèbre philosophe et théoricien de la musique al-Fārābī (m. 950), cette théorie fait l’objet d’un exposé magistral figurant dans le premier discours de son traité monumental, Kitāb al-mūsīqī al-kabīr « Grand livre sur la musique »4. Après une définition de la musique et de sa répartition en musique théorique et pratique, al-Fārābī présente une théorie de caractère rationnel sur l’origine de la musique et les diverses étapes de son évolution. Au premier stade de cette évolution, l’homme et l’animal emploient de la même façon leur voix et des sons spéciaux pour exprimer leur joie et leur douleur. La grande coupure apparaît quand l’homme commence à recourir à la parole ; il ne se fie plus alors à son instinct qui, auparavant, lui permettait d’émettre des sons inarticulés pour s’exprimer. Avec l’aide de la raison dont il est doué, il a pu observer et analyser les rapports qui existent entre les sons spéciaux et les états d’âme, l’amenant à distinguer trois espèces de modulations : « Celles qui procurent du plaisir ; celles qui provoquent des passions et celles qui donnent plus de portée aux paroles ». La dernière catégorie le pousse à une réflexion encore plus subtile, à savoir que la conjugaison des expressions poétique et musicale est de nature à rehausser l’art musical à son plus haut degré. Quant à l’instrument de musique, il n’apparaît, selon al-Fārābī, qu’au terme de la dite évolution ; et même alors, en qualité d’accompagnateur seulement : « Les notes engendrées par tous les instruments sont de qualité inférieure, si on les compare à celles de la voix. Elles ne peuvent donc servir qu’à enrichir la sonorité du chant, à l’amplifier, à l’embellir, à l’accompagner… »
Ce bref résumé de la théorie d’al-Fārābī dégage et souligne la prédominance du concept de ghinā’ (chant) comme symbole de la musique la plus parfaite : la musique savante. Le ghinā’ exprime donc l’union idéale des moyens de l’expression poétique et de l’expression musicale, qui est contrôlée et définie par des normes déterminées. Il appartient à l’artiste digne de ce nom de retrouver l’équilibre souhaitable entre les deux expressions, entre les idées et la forme. En savoir +