Voix spontanée – Iconicité, théorie du signe et typologie des langues *

1. Iconicité sémantique et iconicité phonique

Le débat sur l’iconicité du signe linguistique présuppose comme acquis le fait qu’un
signe iconique livre par sa structure visuellement ou auditivement percevable une
représentation de son référent d’expérience, dont le signifié se démarquerait à peine. Ceci fait de l’idéogramme le reflet plus ou moins stylisé d’un référent visible, et du mot énoncé l’écho d’un événement audible. L’un et / ou l’autre représentent séparément le référent d’expérience, ce qui a pour effet de les disjoindre : le rapport de la phonie à la graphie n’est motivé ni dans un sens, ni dans l’autre. Le mot graphique n’est pas la partition (musicale) du mot phonique,
pas plus que le mot phonique n’en est l’interprétation. A l’inverse, dans les langues à
alphabets graphémiques (lettres ou syllabes, comme les kanas japonais), ce rapport de
partition graphique à interprétation phonique supplante la motivation référencielle. La graphie du mot est en partie motivée par le renvoi de <m> à /m/ et de <o> à /o/, ce qui réduit
d’autant la possibilité pour elle de figurer une image du référent, si tant est que cela soit
possible. A ce niveau, motivation n’est pas synonyme d’iconicité : il y a en plus iconicité si
l’on imagine – ce qui a été fait – que la forme circulaire du <o> représente l’arrondissement
des lèvres qui accompagne sa phonation, que <m> figure des lèvres accolées, etc. Il importe
de distinguer le fait qu’est la motivation orthographique de la très spéculative hypothèse
qu’est la figurativité de la lettre, exactement comme l’arbitraire du signe n’empêche pas la
motivation de ses combinaisons dans le modèle saussurien.

2. Iconicité et théorie du signe

Le problème remonte donc au nombre de facettes qu’il convient d’attribuer au signe
linguistique, voire à son unicité. Un mot est une abstraction cognitive à double manifestation
matérielle, le mot phonique et le mot graphique, et le signifié renvoie au deux signifiants, l’un phonique, l’autre graphique. A la limite il est même abusif de considérer sans plus de
discussion qu’il s’agit bien d’un signifié unique : à la différence du mot graphique, la
réalisation du mot phonique porte inévitablement des paramètres prosodiques déterminés
(même en contexte expérimental exo-conversationnel) qui contribuent à la construction du
sens, et même une intonation volontairement aplatie ne peut être dénuée de modalisation
puisqu’elle matérialise, justement, ce refus de modaliser, à la différence du mot graphique,
modalement neutre en sémiologie. On est donc amené au minimum à considérer que pour un mot donné défini comme un signe plurifacétique, qu’un signifié unique (son sens) est porté par deux signifiants (phonique et graphique), et, au maximum, qu’un mot donné se partage en deux signes qui ne se superposent qu’imparfaitement, avec deux signifiants (phonique et
graphique) renvoyant respectivement à deux signifiés légèrement différenciés (le mot
phonique explicitant par la prosodie la relation de l’énonciateur au référent en termes de
repérage ou d’évaluation, un peu à la manière des langues signées non vocales) : la prise en
charge phonatoire indexe l’énonciation sur la modalité et affecte le rapport signifiant /
signifié.
Une version simplifiée de ce décalage consiste à dire que si le mot vocal est le
signifiant d’un signe à manifestation acoustique dont le signifié est la notion, ce même mot
vocal est le signifié du mot graphique à manifestation optique dont le signifiant est le mot
scriptal. Pour réinscrire ces unités procédurales ou gestes dans leur cadre dynamique,
nommons voxème l’unité psycho-somatique de vocalisation et scriptème pour l’unité de
scription du côté de la production, auditème et lectème pour les unités de réception
correspondantes. En reprenant dans leur sens guillaumien (et non saussurien) les termes de
signifiant, signe et signifié, et en ajoutant celui de signifiable, on obtient :
Du point de vue de l’émetteur, le signifiant convertit un signifiable en signe par
extraversion :

  • Signifiant vocal (voxème) = signifiable (sémantème) > signe (acoustème)
  • Signifiant scriptal (scriptème) = signifiable (voxème) > signe (optème)

Le voxème est un geste énonciatif vocal liant un avant psychique, la notion, à un après
physique, l’acoustème ; le scriptème est un geste corporel liant un avant psychique, le voxème (un programme phonatoire résultant d’un sens : un couple sémantème / acoustème), à un après physique, l’optème, sa trace visible. Du point de vue du récepteur, le signifiant convertit un signe en signifié par
introversion :

  • Signifiant auditif (auditème) = signe (acoustème) > signifié (sémantème)
  • Signifiant visuel (lectème) = signe (optème) > signifié (voxème)

 

Extrait de l’étude de Didier Bottineau sur « Iconicité, théorie du signe et typologie des langues » – HAL