Le paradoxe de l’écoute enregistrée du jazz *

Le jazz est né live, et partout il est dans les disques. Ce clin d’œil au célèbre texte de Jean-Jacques Rousseau sur la liberté de l’homme (Rousseau, 1762) dit la réalité d’une pratique culturelle qui s’est construite largement sur une appréciation de l’instant magique et de la connivence et sur l’association entre le génie du lieu et la spontanéité créative des musiciens. Pourtant, comme d’autres formes de musique, le jazz a été majoritairement consommé sous sa forme enregistrée. On s’efforcera de rendre compte dans les remarques qui suivent d’un paradoxe qui, s’il ne concerne pas exclusivement le jazz, l’affecte plus que d’autres formes, comme le rock ou le rap, pour lesquels la dimension de musique « vive » présente infiniment moins de contraintes : en effet le rock, à travers l’électrification et le recours précoce à des salles de spectacle de grande jauge, et le rap à travers l’artificialisation de la production sonore et le caractère plutôt secondaire de la forme concert, n’ont pas vu se développer au même degré l’association entre un lieu spécifique et un son défini dans son unicité. Écouter du jazz enregistré, c’est d’emblée constater l’absence de ce qui le constitue comme tel, c’est-à-dire l’adéquation entre une séquence temporelle et une forme de coordination improvisée qui engendre un plaisir esthétique à nul autre pareil et, par définition, non reproductible. Il s’agit au sens strict d’aimer ce que jamais on n’écoutera deux fois. En s’appuyant sur des travaux personnels déjà effectués dont l’objectif était de rendre compte de la constitution de schèmes interprétatifs conditionnant l’écoute et l’appréciation du jazz, et en les confrontant avec des recherches récentes qui permettent d’approfondir et d’affiner ces constats, notamment à travers une ethnographie des postures d’écoute, on peut offrir une contribution à la sociologie des engagements esthétiques, ou encore à ce qu’Antoine Hennion nomme des attachements (Hennion, 2000). Pour commencer, il convient de décrire précisément les présupposés de l’appréciation du jazz comme musique improvisée et produite localement (1. Les sons et les lieux). Il sera alors possible de rendre compte de l’importance que le jazz a eue dans la constitution d’une ambivalence fonctionnelle concernant le rapport à l’écoute dans les sociétés contemporaines (II. La vie capturée et le rêve de l’amateur). Dans un troisième moment, en s’appuyant sur une série de travaux qui ont profondément renouvelé la sociologie de la musique depuis une quinzaine d’années, on développera une problématique de la présence réelle du jazz qui pourrait être susceptible de subir, sous certaines conditions, l’épreuve de la généralisation (III. La présence désincarnée du jazz).

Extrait de l’excellent article de Jean-Louis Fabiani sur CAIRN

I – Les sons et les lieux

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La dimension improvisée du jazz a constitué un des éléments les plus puissants de son identité, le situant dans une opposition constitutive avec les musiques sérieuses et avec les formes routinisées de la musique récréative. On évoque ici, plus que de ce qui serait « l’essence » d’une forme musicale, pour parler comme André Hodeir (Hodeir, 1956), de l’ensemble des commentaires esthétiques et politiques sur le jazz qui ont contribué à son identification par les publics européens (Fabiani, 1986) et consécutivement à sa stabilisation comme genre. L’association entre des sons et des lieux est ici centrale. La forme jazz est, au moins au début de son histoire, indissociable des contextes dans lesquelles elle se développe : les bordels de Storyville, à la Nouvelle-Orléans, et, au cours de sa remontée vers le nord-est et le centre des États-Unis, les « joints », ces lieux plutôt mal famés où l’on consommait de la musique avec de l’alcool et où l’on faisait des rencontres pas toujours licites. Le « joint » a quelque chose du mauvais lieu.

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